... piochée dans les trois valises bourrées de livres, de disques et de films qu'Akira Mizubayashi compte bien pouvoir emporter... Le quinzième titre de son choix n'est pas encore traduit en français : retrouvez-le là.
Nous devons à André Lanly, éminent philologue et professeur émérite à l'université de Nancy, d'avoir servi l'un des monuments les plus difficiles à déchiffrer de la littérature française en osant lui donner sa forme moderne. C'en est fini des obstacles de l'orthographe, du doute sur le sens des mots, de l'égarement suscité par la ponctuation. Lire ce chef-d'oeuvre devient ici un pur bonheur. «Ce ne sont pas mes actes que je décris, c'est moi, c'est mon essence. J'estime qu'il faut être prudent pour juger de soi et tout aussi scrupuleux pour en porter un témoignage soit bas, soit haut, indifféremment. S'il me semblait que je suis bon et sage, ou près de cela, je l'entonnerais à tue-tête. Dire moins de soi que la vérité, c'est de la sottise, non de la modestie. Se payer moins qu'on ne vaut, c'est de la faiblesse et de la pusillanimité, selon Aristote. Aucune vertu ne se fait valoir par le faux, et la vérité n'est jamais matière d'erreur. Dire de soi plus que la vérité, ce n'est pas toujours de la présomption, c'est encore souvent de la sottise. Être satisfait de ce que l'on est et s'y complaire outre mesure, tomber de là dans un amour de soi immodéré est, à mon avis, la substance de ce vice [de la présomption]. Le suprême remède pour le guérir, c'est de faire tout le contraire de ce que prescrivent ceux qui, en défendant de parler de soi, défendent par conséquent d'appliquer sa pensée à soi. L'orgueil réside dans la pensée. La langue ne peut y avoir qu'une bien lègère part.» Les Essais, Livre II, chapitre VI.
Placé dans une situation sociale comique, amoureux d'une coquette, Alceste voit défiler tous les types humains qu'il réprouve. Molière a enfermé toute une époque dans un salon mondain et fait le portrait d'un milieu où le misanthrope fait figure d'attardé..
On sait tout de Candide, sauf une chose : quel rapport l'auteur avait-il avec ses personnages? Les a-t-il imaginés ou connus? A-t-il partagé certaines de leurs aventures? Est-il caché dans un coin du roman pour les observer? Ce regard que Voltaire pouvait porter de l'intérieur sur sa création, c'est justement celui qu'au-delà des connaissances acquises, on a eu l'audace de tenter de porter sur Candide. Cette édition change l'interprétation du plus étudié, mais aussi de plus secret des contes voltairiens. Il s'y présente de façon nouvelle. Ce n'est plus seulement, comme on l'a dit, un «catalogue de tous les malheurs humains», mis au service d'une campagne «philosophique» contre la doctrine de la providence. C'est, dans sa genèse et dans sa structure, un voyage sentimental au pays de la mémoire.
Paru en 1755, le Discorns sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes peut être considéré comme la matrice de l'oeuvre morale et politique de Rousseau : il y affirme sa stature de philosophe, l'originalité de sa voix, la force de son "système".
Résoudre le problème posé par l'Académie de Dijon, "quelle est la source de l'inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle ?" en d'autres termes expliquer que riches et puissants dominent leurs semblables sur lesquels ils n'ont pas de réelle supériorité, exige aux yeux de Rousseau de poser à nouveaux frais la question "qu'est-ce que l'homme ?". Pour cela, il faut comprendre comment s'est formée sa "nature actuelle", si éloignée de ce que serait son état de nature : "Si je me suis étendu si longtemps sur la supposition de cette condition primitive, c'est qu'ayant d'anciennes erreurs et des préjugés invétérés à détruire, j'ai cru devoir creuser jusqu'à la racine."
LE COMTE, seul, marche en rêvant.
J'ai fait une gaucherie en éloignant Bazile !... la colère n'est bonne à rien. - Ce billet remis par lui, qui m'avertit d'une entreprise sur la Comtesse ; la camariste enfermée quand j'arrive ; la maîtresse affectée d'une terreur fausse ou vraie ; un homme qui saute par la fenêtre, et l'autre après qui avoue... ou qui prétend que c'est lui... Le fil m'échappe. Il y a là-dedans une obscurité... Des libertés chez mes vassaux, qu'importe à gens de cette étoffe ? Mais la Comtesse ! Si quelque insolent attentait... Où m'égaré-je ? En vérité, quand la tête se monte, l'imagination la mieux réglée devient folle comme un rêve ! - Elle s'amusait : ces ris étouffés, cette joie mal éteinte ! - Elle se respecte ; et mon honneur... où diable on l'a placé !
(Acte III, scène 4) Figaro Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j'en sortirai sans le vouloir, je l'ai jonchée d'autant de fleurs que ma gaieté me l'a permis ; encore je dis ma gaieté, sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce Moi dont je m'occupe : un assemblage informe de parties inconnues ; puis un chétif être imbécile ;
Un petit animal folâtre ; un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre ; maître ici, valet là, selon qu'il plaît à la fortune! ambitieux par vanité, laborieux par nécessité ; mais paresseux... avec délices! orateur selon le danger ;
Poète par délassement ; musicien par occasion ; amoureux par folles bouffées ; j'ai tout vu, tout fait, tout usé.» (Acte V, scène III)
Stendhal Le Rouge et le Noir Le Rouge et le Noir, roman central de Stendhal, porte un titre qui symbolise la table de jeu. Une fois une couleur amenée il n'est plus temps de revenir en arrière. Mais le jeu comporte une direction ou un dessous des cartes qui est l'énergie. La présence, le degré ou l'absence de l'énergie, voilà ce qui fait une destinée.
Le Rouge et le Noir, c'est le roman de l'énergie, celle d'un jeune homme ardent, exigeant et pauvre dans la société de la Restauration. Il a pour sous-titre : Chronique de 1830, cela signifie la France, toute la France, la Province et Paris. Julien est le délégué à l'énergie provinciale, le délégué du talent à la carrière, des classes pauvres à la conquête du monde.
L'énergie de Julien ne va pas sans une violence de tempé-rament, une intensité de chauffe qui le conduit à l'échafaud.
Cette peinture, pleine, puissante, normale de l'énergie d'un homme, d'un pays, d'une époque, compose une oeuvre immense que son temps ne comprit pas mais dont la vivante influence n'est pas encore épuisée.
Albert Thibaudet Edition de Michel Crouzet.
La femme de trente ans, qui est-elle? Mariée, elle est au sommet de sa vie, car c'est là qu'elle prend sa liberté, c'est-à-dire un amant, ce dont Balzac la félicite, mais que la société punit cruellement. Voici donc l'un des romans les plus engagés de Balzac, dans lequel il dénonce la condition des femmes, mariées à des hommes dont elles découvrent trop tard les défauts, et vieilles déjà à la moitié de leur vie. L'auteur constate l'échec du mariage d'amour et, avec ces enfants nés sans amour, l'échec de la maternité. Cette histoire sombre, où la sexualité joue un rôle étonnamment moderne, est traitée avec une grande liberté de ton : le roman historique croise le roman-feuilleton, et jusqu'aux histoires de pirates. C'est aussi un véritable essai, où la peinture psychologique mène à la revendication politique et sociale. À rebours d'une politique des âges de la vie figée, Balzac montre qu'à tout âge la femme a le droit d'aimer et d'être aimée, même en dehors du mariage, et d'être reconnue par la société pas seulement comme épouse et mère, mais comme femme.
C'est l'histoire d'une femme mal mariée, de son médiocre époux, de ses amants égoïstes et vains, de ses rêves, de ses chimères, de sa mort. C'est l'histoire d'une province étroite, dévote et bourgeoise. C'est, aussi, l'histoire du roman français. Rien, dans ce tableau, n'avait de quoi choquer la société du Second Empire. Mais, inexorable comme une tragédie, flamboyant comme un drame, mordant comme une comédie, le livre s'était donné une arme redoutable : le style. Pour ce vrai crime, Flaubert se retrouva en correctionnelle.Aucun roman n'est innocent : celui-là moins qu'un autre. Lire Madame Bovary, au XXI? siècle, c'est affronter le scandale que représente une oeuvre aussi sincère qu'impérieuse. C'est un livre offensif, corrosif, dont l'ironie outrage toutes nos valeurs, et la littérature même, qui ne s'en est jamais vraiment remise.
« Que celui qui pourrait écrire un tel livre serait heureux, pensais-je, quel labeur devant lui ! Pour en donner une idée, c'est aux arts les plus élevés et les plus différents qu'il faudrait emprunter des comparaisons ; car cet écrivain, qui d'ailleurs pour chaque caractère en ferait apparaître les faces opposées, pour montrer son volume, devrait préparer son livre minutieusement, avec de perpétuels regroupements de forces, comme une offensive, le supporter comme une fatigue, l'accepter comme une règle, le construire comme une église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir comme une amitié, le suralimenter comme un enfant, le créer comme un monde sans laisser de côté ces mystères qui n'ont probablement leur explication que dans d'autres mondes et dont le pressentiment est ce qui nous émeut le plus dans la vie et dans l'art. Et dans ces grands livres-là, il y a des parties qui n'ont eu le temps que d'être esquissées et qui ne seront sans doute jamais finies, à cause de l'ampleur même du plan de l'architecte. Combien de grandes cathédrales restent inachevées ! » Marcel Proust, Le Temps retrouvé.
«- Bardamu, qu'il me fait alors gravement et un peu triste, nos pères nous valaient bien, n'en dis pas de mal !... - T'as raison, Arthur, pour ça t'as raison ! Haineux et dociles, violés, volés, étripés et couillons toujours, ils nous valaient bien ! Tu peux le dire ! Nous ne changeons pas ! Ni de chaussettes, ni de maîtres, ni d'opinions, ou bien si tard, que ça n'en vaut plus la peine. On est nés fidèles, on en crève nous autres ! Soldats gratuits, héros pour tout le monde et singes parlants, mots qui souffrent, on est nous les mignons du Roi Misère. C'est lui qui nous possède ! Quand on est pas sage, il serre... On a ses doigts autour du cou, toujours, ça gêne pour parler, faut faire bien attention si on tient à pouvoir manger... Pour des riens, il vous étrangle... C'est pas une vie... - Il y a l'amour, Bardamu ! - Arthur, l'amour c'est l'infini mis à la portée des caniches et j'ai ma dignité moi ! que je lui réponds.»
Jean-Marie Laclavetine raconte ici le drame qui a bouleversé sa jeunesse : le 1er novembre 1968, à Biarritz, alors qu'il se promène avec ses frères et soeurs sur les rochers surplombant la Chambre d'Amour, une vague emporte l'aînée, Annie. Les secours arriveront trop tard pour la sauver. Elle avait vingt ans, l'auteur quinze. Pour surmonter ce drame, sa famille choisit de se taire, sombrant dans un gouffre de silence jusqu'à renier l'existence même de la jeune femme. Au visiteur intrigué par une photo d'Annie, on évoquera « une amie de la famille ». Il aura fallu cinquante ans à Jean-Marie Laclavetine pour réussir à briser cette omerta. Au cours d'une quête intime et bouleversante, il convoque ses souvenirs et dresse le portrait d'Annie, sa fougue, ses joies et ses colères, sa détresse et sa liberté, qui font d'elle « une jeune femme d'aujourd'hui ».
«Le domaine propre de la vie intérieure ne se délimite que par l'échec de toute relation satisfaisante avec la réalité externe. Rousseau désire la communication et la transparence des coeurs ; mais il est frustré dans son attente et, choisissant la voie contraire, il accepte - et suscite - l'obstacle, qui lui permet de se replier dans la résignation passive et dans la certitude de son innocence.» Jean Starobinski.
Tolstoï entame une enquête immense, descend dans l'enfer putride des prisons, scrute les détenus, polémique avec les «idéologues» révolutionnaires, interroge le peuple. Résurrection se veut un roman - total, mais cette fois-ci le Tolstoï millénariste refuse la durée et exige tout tout de suite : le salut total de la création. C'est peut-être ce qui fait de Résurrection, paru quand naissait le XX? siècle, un signe avant-coureur des grands soubresauts millénaristes de notre siècle à nous.
Vingt ans après le pauvre coeur des hommes, l'un des derniers romans de natsume sôseki, paraît enfin, dans une excellente version due au japonologue jean cholley, l'ouvrage qui d'emblée lui valut la célébrité : je suis un chat.
Mort en 1916 à quarante-neuf ans, il vécut aux confins de la psychose la déchirure dont pâtirent tous les intellectuels nés avec la révolution industrielle, politique et culturelle du meiji.
Formé aux lettres classiques chinoises, au haïku, mais envoyé en angleterre de 1900 à 1903 pour pouvoir enseigner ensuite la littérature anglaise, il s'imprégna si profondément du ton de swift, de sterne et de de foe que, sans nuire à tout ce qu'il y a de japonais dans je suis un chat, cette influence nous impose de penser au voyage de gulliver chez les houyhnhnms ; sans doute aussi d'évoquer le chat murr d'hoffmann.
C'est pourquoi le traducteur peut conclure sa préface en affirmant que je suis un chat " suffit amplement à démentir l'opinion si répandue selon laquelle les japonais manquent d'humour ". ni hegel, ni marx, ni darwin, qu'il a lus, ne lui ont fait avaler son parapluie.
La gouaille, voire la désinvolture apparente, n'empêchent pas les chapitres de s'organiser, cependant que tous les styles (jargon des savants ou du zen, ou argot d'edo, ancien nom de tokyo) se mêlent pour présenter la satire désopilante d'une société en transition, et même en danger de perdition.
Kushami-sôseki se demande parfois s'il n'est pas fou, mais c'est la société d'alors qui devient folle, elle qui déjà enferme en asile ceux qui la jugent. le chat ne s'y trompe jamais, lui : aucun ridicule n'échappe à ce nyctalope. alors que peut-être on en devrait pleurer, on rit follement. si vous voulez comprendre le japon, identifiez-vous au chat de soseki. sur un autre registre, vous retrouverez le meiji de la sumida, le chef-d'oeuvre de nagaï kafû.