Le rôle de Francis Picabia (1879-1953) fut crucial dans l'histoire de la peinture, et au-delà. C'était un artiste protéiforme, inclassable, cherchant à fuir les positions arrêtées, les modèles établis, toute école, tout dogme. Il fut poète et écrivain comme il fut peintre, c'est-à-dire entièrement, librement, et éprouvant pour ses deux activités majeures la même attraction mêlée de rejet. Car Picabia abhorrait toute forme d'étiquette, de posture, de reconnaissance et ne voyait de meilleure définition de lui-même que son nom (« Je suis Picabia et c'est mon infirmité. »).
Cet héritier, fils de famille bourgeoise aisée et cosmopolite, était un excentrique et un révolté. Provocateur aux goûts de luxe, il fut, toute sa vie, secoué par les contradictions. Un génie charismatique à la puissance créative intarissable. Un inlassable amoureux de la vie, passionné de vitesse (collectionnant les automobiles), affamé de fête et de festins (usant d'alcool et de drogues), recherchant les complicités intellectuelles comme les réjouissances amicales. Mais aussi un dépressif à la vie psychique perturbée, traversant de longues périodes d'abattement, de fuites, de désertions.
Séducteur recherchant l'appui de femmes fortes, il eut une vie amoureuse agitée, et marquée par de grandes expériences. Aucune ne fut comparable à celle qu'il vécut avec sa première femme, Gabriële Buffet. Car ensemble ils bouleversèrent l'histoire de l'art.
Quand ils se rencontrent en 1908, Picabia a trente ans. Il éprouve un coup de foudre pour cette musicienne âgée de trois ans de moins que lui, cette jeune femme supérieurement intelligente (au « cerveau érotique » dit-il), issue d'une famille d'intellectuels. Elève de Vincent d'Indy, de Busoni, amie du jeune Varèse, Gabriële est une audacieuse, passionnée de théorie, tournée vers la modernité et l'esprit d'un temps marqué par les découvertes scientifiques, mais elle ne s'intéresse pas particulièrement à la peinture. C'est en elle pourtant que Picabia, aspirant au changement, mais encore peintre impressionniste (à succès), trouvera l'interlocutrice idéale, celle qui lui permettra de se libérer des conventions, d'opérer sa mue artistique et de devenir bientôt l'auteur de la première toile considérée comme abstraite (Caoutchouc, 1909). D'emblée, leur rencontre se place sous le signe de l'art. Picabia se cherche. Gabriële envisage le pictural sous l'angle musical, comme une pure création de l'esprit, éloignée de toute représentation figurative. « La peinture ne sera jamais plus ce qu'elle avait été », dira Gabriële. Notre « conversation, continue-t-elle, commencée dans un garage s'est poursuivie pendant des jours... des mois, je puis dire jusque sa mort, malgré les séparations, les ruptures de contact et d'idées ».
Picabia et Gabriële vivront ensemble près de quinze ans et ils auront quatre enfants avant de divorcer en 1931. Mais le lien ne s'interrompra jamais. Comme écrivain, Picabia est déjà l'auteur d'une oeuvre importante. Pourtant sa correspondance avec Gabriële, inédite et révélée aujourd'hui avec de nombreux poèmes également inédits, est peut-être le meilleur témoin des pensées et des états d'âme de l'homme, des convictions et des doutes de l'artiste. Au fil des lettres, étalées sur des dizaines d'années, Picabia, parle de son métier et de ses projets, de considérations esthétiques et de mouvements (au rang desquels DADA), des autres peintres (jeunes et moins jeunes, on y croise notamment Picasso, sévèrement étrillé). Mais c'est une manière de vivre plus qu'un programme artistique que Picabia semble vraiment chercher à définir. Dans ces pages, il évoque Dieu, l'amour, la guerre, le communisme, la politique coloniale. Sans jamais renoncer à la drôlerie ni à l'ironie, il se fait volontiers moraliste et multiplie les aphorismes, les traits saillants, dans l'esprit de son modèle en littérature et en philosophie, Nietzsche. Et partout, il laisse éclater son fulgurant talent de poète. Car ici, la plus étonnante poésie, amoureuse, métaphysique, sensorielle, onirique, n'est pas seulement présente dans les poèmes. Dans les lettres, Picabia passe régulièrement de considérations « ordinaires » (sur les déplacements, l'entourage, l'organisation, ou le temps qu'il fait) à la plus extrême profondeur, se rendant absolument transparent, lui et sa vision. Quoi de plus naturel que de se livrer ainsi, et de laisser voir tout « ce qu'il y a dans [son] cerveau » à celle qui fut son inspiratrice, et qui toujours le subjugua par son esprit.
" Picabia n'est pas modeste : il lui arrive de balancer très haut son panache verbal, mais il peut aussi l'incliner vers son lecteur pour l'éclairer ou l'informer. Presque toujours, c'est pour dénoncer les manipulations du marché de l'art (la mode) ou l'arrivisme des artistes. Il abomine les écoles qui " sont l'oeuvre de ceux qui pensent que l'union fait in force " : il n'y aperçoit que machines de promotion et de pouvoir. " Bernard NOËL. " Picabia ne fut pas seulement le peintre novateur, nomade et cleptomane que l'on apprécie aujourd'hui. Il joua également, non sans ironie, le rôle de critique d'art pour lui-même et pour les artistes de sa génération. On sent dans ses textes quelque chose de pulsionnel et de non réfléchi : l'expression d'une nécessité intérieure qui déborde, d'une vitalité qui s'évade constamment des règles de la bienséance et du bon goût. " CAROLE BOULBES. Surtout connu pour son oeuvre poétique, Picabia fut aussi un redoutable critique qui n'hésitait pas à attaquer le milieu artistique parisien. Dans les années 1920, certaines de ses diatribes furent publiées à la une de plusieurs quotidiens. Aucun artiste - pas même Picasso - n'eut une telle aura médiatique. Il donna des interviews, répondit à des enquêtes sur l'art, le cinéma, la littérature et publia des poèmes dans une cinquantaine de journaux. Insatiable, il finança et créa quatre revues entre 1917 et 1924, rédigea des préfaces, des notices de catalogues d'exposition et contribua à divers ouvrages collectifs. Pour la première fois, tous les écrits de Picabia sur le spectacle (lettres d'intention, scénarios, articles d'auto-défense, documents édités à titre posthume) sont regroupés dans ce volume. Que cela se passe à Paris au théâtre des Champs-Elysées ou à l'occasion de galas qui eurent lieu sur la Côte d'Azur, les audaces scéniques ou cinématographiques de Picabia, - Entracte, Relâche, La Loi d'accommodation chez les borgnes - avaient des décennies d'avance sur leur époque : participation du spectateur, thèmes de l'union libre et de " la folie furieuse ", jeux de rôles, gags visuels, simplicité du scénario conçu comme un divertissement. De toute évidence, ces expérimentations trouvent un écho inattendu dans les créations actuelles qui se situent à la lisière du théâtre et de la danse. Elles prouvent aussi que le spectacle vivant et le cinéma " instantanéiste " furent pour Picabia des enjeux esthétiques majeurs.