Paru en 1917, Ultimatum est le dernier poème que Fernando Pessoa écrit sous le nom d'Alvaro de Campos avant de plonger son hétéronyme dans un long silence qui prendra fin avec notamment la parution du célèbre Bureau de tabac en 1928. Dans ce réquisitoire féroce, Alvaro de Campos livre une charge violente contre son époque plongée dans la dégénérescence de la politique, de la religion et de l'art. « Époque de laquais » dit-il, ravagée par la guerre qui déchire l'Europe, sur laquelle règne la médiocrité et la bassesse dans un « maëlstrom de thé tiède ». Dans un même élan, sont jetés à la poubelle de l'histoire aussi bien d'Annunzio que Bergson, Maeterlinck, Kipling, Yeats, Rostand, Shaw, Wells... mais aussi les révolutionnaires prolétaires, les eugénistes, les végétariens et plus généralement tout l'occident à qui est adressé cet Ultimatum sonore et salvateur contre une Europe en mal de vision, de poésie et de grandeur. « L'Europe en a assez de n'être que le faubourg d'elle-même » écrit Alvaro de Campos, qui réclame un Homère pour cette ère des machines qui le fascine, lui l'ingénieur mécanique et naval et qui en appelle à une ambition de civilisation nouvelle, certes « imparfaite » mais magnifique, une aspiration à la « taille exacte du possible ». Que l'homme soit à la hauteur de son époque qui ouvre sur des possibles infinis. C'est que l'humain n'a pas su adapter sa sensibilité à cette nouvelle ère de progrès et d'invention, et l'avatar de Pessoa d'en appeler à une adaptation artificielle, par un acte de « chirurgie sociologique », visant à éliminer les acquis du christianisme : dogme de l'individualité et de l'objectivisme personnel. Dans un mouvement surprenant, Pessoa semble faire ici en creux l'éloge des hétéronymes - exhortant les poètes à passer de « je suis moi » à « je suis tous les autres » - tout autant qu'il en appelle à une esthétique nouvelle à l'opposé même des aspirations lyriques d'Alvaro de Campos à l'oeuvre dans ses Odes. Renverser les démocraties épuisées, désavouer la vérité philosophique, les convictions intimes, la liberté d'expression, au profit de l'expression d'une moyenne entre tous les hommes, prônant l'avènement fiévreux d'une « monarchie scientifique », et d'une « humanité mathématique et parfaite ». Le regard tourné vers l'Atlantique, Alvaro de Campos adresse aux hommes et aux nations dans cet Ultimatum qui est son « chant du cygne » comme le souligne Pierre Hourcade dans sa préface, un « merde » tonitruant, provocateur, et profondément salvateur.
Ce premier volume des Poésies complètes d'Herman Melville regroupe toute l'oeuvre poétique de l'auteur de Moby Dick, à l'exception de Clarel qui, en raison de sa singularité et de sa dimension (l'un des plus longs poèmes de langue anglaise, plus long que Le Paradis perdu de Milton ou le Don Juan de Byron), fera l'objet d'une publication à part, dans un second tome. Figurent ici le recueil publié par Melville chez Harper Bros., Tableaux et aspects de la guerre (1866), ainsi que les deux plaquettes qu'il a éditées à compte d'auteur à vingt-cinq exemplaires chacune, John Marr et autres marins (1888) et Timoleon (1891). À ces trois recueils achevés et parus du vivant de l'auteur s'ajoutent trois ensembles : Herbes folles et sauvageons..., avec Une rose ou deux, le manuscrit que Melville avait laissé à sa mort, l'ensemble étant largement inédit en français ; Parthenope, constitué de deux longs poèmes attribués à deux personnages imaginaires ; et une quarantaine de poèmes épars. Très diverse dans la forme comme dans les thématiques, la poésie de Melville constitue, en quelque sorte, le troisième « acte » de son oeuvre, après la période des romans (1846-1857), et celles des nouvelles (1853-1856). On retrouve, en particulier dans Tableaux et aspects de la guerre qui est sans doute avec les Drum-Taps de Walt Whitman, le plus beau et poignant recueil poétique consacré à la guerre de Sécession, le souffle melvillien, qui ne s'apaise peut-être que dans les poèmes d'amour de la toute fin, ceux de Herbes folles et sauvageons..., dédiés à son épouse. Chacun de ces recueils ou ensembles tourne autour d'une même thématique, ce qui donne à chacun une tonalité différente, une force et une inspiration sans cesse renouvelée, surprenant souvent le lecteur par son audace et son originalité. Si Timoléon (seul recueil intégralement traduit en français à ce jour) est inspiré des lieux visités lors du séjour de Melville en Europe et au Proche-Orient, John Marr est comme l'adieu à la mer de celui qui fut sans doute l'un de ses plus grands chantres. Melville est un écrivain du souffle, son écriture est celle du long cours. La forme poétique l'obligeant à endiguer la force prodigieuse de son inspiration, elle en fait d'autant mieux ressortir la sensibilité. Pour le lecteur francophone, la poésie de Melville pourrait bien être son chef-d'oeuvre inconnu.
En 2001, l'éditeur DuMont Verlag pose à Thomas Kling la question suivante : « De quels poèmes en langue allemande avons-nous besoin en ce début de siècle ? » C'est en tant que réponse à cette question qu'il faut lire le choix présenté ici : une sélection de poèmes indispensables pour le poète qu'est Thomas Kling, non une anthologie de plus. Mémoire vocale a valeur de programme poétologique : des formules magiques de Mersebourg aux poètes et poétesses d'aujourd'hui, sont présentés ici des textes destinés à mettre en valeur toutes les ressources qu'offre l'allemand sur une dizaine de siècles, dans la diversité de ses registres : langue incantatoire, jargons et hybridations telles que le rotwelsch, l'argot des classes marginalisées, mêlé d'allemand, de néerlandais et de yiddish et parlé surtout dans l'ouest de l'Allemagne, qui a toujours fasciné le Rhénan qu'était Kling. Si la plupart des noms attendus sont présents (Bachmann, Brecht, Celan, Goethe, Hölderlin, Jandl, Nietzsche, Novalis, Rilke...) Il s'agit là d'un choix singulier, à contre-pied du canon littéraire, notamment par la place limitée faite à la tradition classique et romantique, mais qui offre une part belle à la poésie du Moyen Âge, aux audaces de la poésie « baroque », à la diversité inventive des écritures modernes et contemporaines. Celui pour qui le poème est « instrument optique et acoustique de précision qui provient et se met au service de la perception, la perception exacte de la langue » assume ici la subjectivité d'un choix moins de poètes que de textes admirés, ce qui peut expliquer les surprises que réserve Mémoire vocale : la poétesse d'origine juive Gertrud Kolmar, morte en déportation, est placée dans l'immédiat voisinage de Josef Weinheber, un poète autrichien controversé en raison de sa collaboration avec le régime nazi ; Hans-Magnus Enzensberger, dont Thomas Kling n'a jamais fait mystère du peu d'intérêt qu'il portait à sa poésie de « gardien de musée », est représenté, alors que Nelly Sachs, lauréate du Prix Nobel de littérature en 1966, ne l'est pas
Alvaro de Campos est l'enfant frondeur parmi les hétéronymes de Fernando Pessoa, le fils emporté, cosmopolite, voyageur - ou plus rêveur que voyageur. Il est le chantre de la modernité, des machines et de la grande matrice du XXe siècle, avant de céder, dans ses poèmes plus tardifs au désabusement, et au sentiment d'échec, des rêves mal reportés sur la réalité. « Opium à bord » est son acte de naissance, mais un acte falsifié : le texte est antidaté par Pessoa pour en faire officiellement la première apparition d'Alvaro de Campos sur la scène littéraire : le jeu des masques et de la théâtralité, toujours, dans lequel éclot la sincérité de Pessoa. Mais qui est Alvaro de Campos ? Un jeune homme captif d'un navire, d'une croisière qui mouille au large du Canal de Suez en mars 1914 ; un jeune homme surtout captif de lui-même, et de l'opium impuissant à guérir son âme malade comme il l'affirme d'emblée.
Tout est stable, plane comme la mer presque absente, le monde incolore et indolore - même les exotismes, les voyages en Inde n'y font rien - Alvaro de Campos est seul à se noyer, coulé par sa faiblesse, son sentiment profond d'insignifiance et son absence de talent dans ce bref poème enfiévré qui est celui d'un naufrage intérieur. À peine capable de révolte contre la vie mondaine, réglée et bien vêtue de ses compagnons de voyage, il fait tourner une mappemonde avec ennui au bout de ses doigts. Dans une divagation droguée contre le bastingage, malgré les ambitions et les délires créateurs, incapable de sauter par dessus bord, lui qui pressent l'inutilité de sa vie, Alvaro de Campos, capable seulement d'ouvrir des portes sur le vide, comprend qu'on n'est jamais « que le passager d'un navire quelconque ». Poème tendu et vertigineux, poème cloîtré qui tourne le dos au large et au voyage même qui devrait le porter, « Opium à bord » est tout autant un acte de naissance qu'un aveu de mort.
Quand Edith Heal propose à William Carlos Williams au milieu des années 1950 de se prêter à une série d'entretiens autour de son oeuvre le poète américain est alors âgé de 75 ans ; accompagné par son épouse Florence H. Wiliams (Flossie), il accepte de jeter un regard rétrospectif sur son parcours à travers ses livres. Au fil de ces conversations alertes, complices et fourmillantes de détails sur le monde littéraire américain du début du XXe siècle, William Carlos Williams évoque de façon chronologique son parcours poétique, de son premier livre publié en 1909 à compte d'auteur, Poems, jusqu'à ses derniers ouvrages de la fin des années 1950, et notamment la série des Paterson. De ses premières lectures poétiques, Keats et Whitman, à son amitié avec Ezra Pound en passant par sa carrière de médecin pédiatre, celui qu'Edith Heal appelle le Dr. Williams, et qui est venu à la poésie « seul dans son coin », mêle avec une grande fluidité, détails biographiques, réflexions théoriques et commentaires de ses propres poèmes. On traverse une époque d'avant-gardes littéraires, les figures de Marianne Moore, de Mina Loy et de Hilda Doolittle, l'univers des petits éditeurs et des revues le plus souvent confidentielles qui ont accueilli les premières publication de Williams, qu'il soutiendra tout au long de son parcours avec reconnaissance, l'aventure des objectivistes avec Reznikoff, Stevens, Oppen, Rakosi et Zukovsky, l'influence européenne... au cours de cet ouvrage dans lequel on traverse de nombreux extraits d'une oeuvre composée de poèmes, de romans, de nouvelles, de pièces de théâtre, de traductions de Soupault et Quevedo, et qui est à la fois une autobiographie vivante, une bibliographie exhaustive, une porte d'entrée et un mode d'emploi de la démarche littéraire de l'un des plus grands poètes américains de son temps. Il ressort de ce portrait, de cette expérience qui n'est pas « très différente finalement de celle du nouveau poète de demain », une présence charnelle, sexuée du poème, un rapport à la construction des images, une force du réel également, tant les sujets des livres de Williams sont puisés à même la vie quotidienne, sans jamais se détourner de la brutalité sociale dont sont victimes ses contemporaines dans les années de crise économique et de guerre. Et surtout son obsession de la simplicité, sa volonté de dégager une forme poétique « sans déformer la langue telle qu'on la parle », sa conquête d'une forme propre dont ce qu'il appelle « l'idiome américain » est le vecteur : direct, oral, limpide. En somme, un parcours dominé par « le besoin d'en apprendre le plus possible sur la poésie et le besoin d'en apprendre le plus possible sur la vie, qui n'est pas plus poésie que prose ».
La multitude invisible sépare les êtres, restitue chacun à sa réclusion. Jean-Louis Giovannoni travaille depuis toujours sur cette notion de séparation et de réclusion, qui trouve dans ce journal, débuté au printemps 2020, un ancrage dans le réel. Comme si la réalité soudaine à laquelle le monde se trouvait confronté s'ajustait au monde littéraire de Giovannoni. Un journal, mais un journal fragmentaire, morcelé, d'abord tenu au cours des longues journées de confinement, puis continué pendant plus d'un an. Giovannoni depuis toujours essaie l'espace comme on essaie un vêtement. Est-il à la bonne mesure ? Est-on trop serré dedans ? Il touche les murs, le plafond, arpente les couloirs en boucle, sort sur son balcon. Petit à petit naît le besoin de repousser l'espace, d'agrandir les murs, il regarde les photographies qui deviennent plus grandes que la réalité, les meubles immobiles, les fantômes qui peuplent les appartements. Le Grand vivier est le livre de l'air qui circule entre les hommes et les choses arrêtées, et Giovannoni dépeint une humanité prise dans la résine comme les insectes, alors que partout le printemps pousse sa germination.
Entre suspension et recueillement, Ciel sans prise s'ouvre sur le repli d'une humanité réduite à ses chambres, persiennes et portes fermées, rues vides. Une humanité qui a « trop vu et trop ri à la face des dieux », et surtout, « trop haï ». Du fond de cette solitude, de cette geôle de silence, surgit l'absence de l'autre, et l'immense mélancolie d'une histoire personnelle et collective qui serait arrivée à son terme. Face à ce pressentiment hanté, face à cette parole tue et à ce monde arrêté, Esther Tellermann plonge l'absence dans une forme d'attente, dans un bain de souvenirs, parlant dit-elle, « depuis le seuil d'où je te veille », et d'ajouter que nous n'avons que deux langues, « l'une apprise, l'autre nocturne » - alors ce sera la nocturne. Une longue prière, un accompagnement dans l'adieu. Livre écrit d'une voix « d'où parvient la terre », livre de veillée, livre de mémoire et de rêves interrompus, plongé dans la solitude de la chambre où l'on réinvente l'autre, sa lumière, en forme « d'île lointaine » dans la nuit. Réinventer l'autre et le monde quand il se fige, Esther Tellermann convoque contre l'effacement ses « contes de papier », le grand jardin familier de ses poèmes : plein de jasmins, de safran, de sauge, d'amandiers et d'églantiers, souhaitant par là-même retrouver un espace ouvert et intime. Jardin doublé d'un verger de souvenirs, lieu de l'ami disparu, des rencontres, et d'un temps où l'on pouvait se toucher, se parler, être en vie. Avec paumes, tempes et paupières former des gestes contre la disparition. Ciel sans prise est un « long ensevelissement à travers les saisons du souvenir », Esther Tellermann traverse les ombres dans un dernier accompagnement, ouvre un tombeau qu'elle peuple de paroles contre l'aphonie humaine, qu'elle plante de bouquets d'arbres et de parfums, pour déposer le compagnon dans ce lieu de la mémoire, refusant de perdre l'infini du coeur du monde dans les « fracas du souvenir ».
Cette édition regroupe un choix parmi les poèmes écrits par Emily Dickinson au lendemain de la Guerre de Sécession. Si les 5 années de la guerre ont coïncidé avec la période la plus intense de son activité poétique (937 poèmes entre 1861 et 1865), les cinq années qui suivent marquent un grand silence : 72 poèmes seulement de 1866 à 1870. Une forme de repli, et une intensité confiée à l'infime. Une lutte même, secrète, sous-jacente, contre « le givre de la mort », contre le malheur et la séparation. C'est le livre du vent après la guerre, le vent qui emporte tout, et terre chez eux les êtres, les montagnes et les forêts, qui bouleverse l'est et l'ouest, renverse l'horizon. C'est une recréation du monde à l'échelle du poème, une quête fragile de printemps et de paradis, alors que l'obscurité tombe, que la neige recouvre le paysage. C'est la Genèse et l'Apocalypse contenues dans un chant d'oiseau. Emily Dickinson, qui parlait plus facilement aux fleurs qu'aux êtres vivants, joue dans le dos du jour, en quête de transfiguration, de renouveau et d'un lieu débarrassé des larmes, même si elle se sait parmi les morts, bien qu'en vie. Et c'est depuis cet entremonde qu'elle nous parle. Après ces cinq années qui résonnent comme une réponse muette aux cinq années de la guerre, le bruit des batailles finit par ressurgir dans les 48 poèmes de l'année 1871 : tambours qui cognent dans le néant, baïonnettes amères, canons sans gloire, Emily Dickinson évoque les héros couchés dans la terre au simple rang des hommes. L'oubli et l'urne, dit-elle, sont la seule rétribution. Même si, dans son monde si vivant offert aux abeilles, aux fleurs et aux oiseaux, l'invisible est toujours à portée de la main. Avec Je cherche l'obscurité, nous continuons d'éditer la poésie d'Emily Dickinson en proposant un choix par années, qui permet de montrer les grandes lignes de force et les évolutions de son écriture poétique. Nous ne jouons pas sur les tombes se concentrait sur les poèmes de 1863 qui fut son année la plus prolifique, Un ciel étranger (cité dans les 100 livres de l'année 2019 du magazine Lire) portait sur l'année 1864, et Ses oiseaux perdus sur les dernières années de sa vie, de 1882 à 1886. Chaque volume est accompagné en postface d'une évocation d'Emily Dickinson par une poétesse d'aujourd'hui : Flora Bonfanti, Maxime Hortense Pascal, Caroline Sagot Duvauroux, et pour la présente édition Raluca Maria Hanea.
Une fenêtre ouvre ce livre et en accompagne le cours, tout au long des cinq variations qui le composent ; ou le mettent à jour. Fenêtre d'une salle de classe ouverte sur la cour de récréation, d'où parviennent les voix du dehors, les cris, les hautes branches des arbres dans l'ouverture. Entre engourdissement et brusques échos monte ici le sentiment de présence au monde, au langage des autres et à la sensation « d'être en multitude » reprise au poète américain George Oppen. Fenêtre-cadre, qui ouvre sur les lieux de partage des jeux et des souvenirs, des images et des oiseaux, des mouvements de l'eucalyptus dans le jardin. Cette idée d'habiter par le langage et la sonorité, d'habiter aussi bien le temps que les esapces porte cet Habiter bouche bée, qui en étudie la desquamation dans la mémoire à travers les écorces détachées des arbres. Fenêtre numérique d'une image en fond d'écran qui, à force de réactiver le présent par l'observation de ses détails - le jour, le jardin, la terrasse, la chaise, le pin - se fait aussi fond d'écran d'une vie. Le regard dérive de point en point, réinvente un mouvement à partir d'une image immobile, en recrée la fluidité temporelle par la fluidité du langage. L'homme est pour Yann Miralles une « interface », « incrustée d'images de paroles », c'est-à-dire un support sensible aux stimulations du monde dont l'auteur oeuvre à rendre sa profusion de voix familières, d'odeurs de vacances, de châteaux de sable sur la plage et de nuits d'été. Geste d'une épopée intime que chacun traverse de façon réversible et une façon d'habiter « indéfiniment » les instants. Livre porteur de « tas de trajets possibles », qui porte la nécessité d'être présent à sa propre vie, par « association, surimpression, palimpseste », mouvements chers à l'auteur qui laisse dans ses livres toujours une place au surgissement du réel
Thierry, c'est son prénom, traverse une épreuve. Cette épreuve, c'est l'existence. Le fils perdu. Les petits boulots qui empêchent d'écrire, qui éreintent. L'alcool. La colère contre soi, contre ceux qui l'aiment le plus.
Il sent qu'il perd pied et se rend à deux reprises dans un hôpital psychiatrique à Cadillac, en Gironde. Il n'est pas fou. Pas plus que vous, pas plus que moi. Il se trouve que Thierry est maçon. Il se trouve que Thierry est poète. Il est arrivé par un bus à l'hôpital avec ses mains calleuses et un cahier. Au début, il croit que le chantier est à l'intérieur, mais dès qu'il trace des mots, dedans et dehors volent en éclats. Un homme cherche à se reconstruire un visage en décrivant ceux des autres humains égarés là. Au pavillon Charcot, des solitudes se croisent et frissonnent de leur profondeur vertigineuse : Aurélie, René, Mady, Denis, Bernard, Mickey, Patricia, Rainer... Tous ces écorchés vifs qui n'en reviennent toujours pas d'être au monde lui ressemblent.
Ces silhouettes allant cahin-caha entre les allées de marronniers, ces mots vrillés par une colère sourde, c'est lui. Il marche en pleine nuit dans un couloir sans aller nulle part, il pose des questions en boucle à ceux qui passent à sa portée, il porte une blessure qui rend le présent inhabitable. Il n'y a que le perpétuel effondrement de l'ici et les mots écrits sur le cahier vibrent de cet effort immense de ne pas céder à la chute tout en évitant de l'interrompre.
Depuis une vingtaine d'années, on commence à mieux connaître en France la vie et l'oeuvre de Victor Klemperer, ce philologue juif allemand qui a décrypté la langue du Troisième Reich et lui a miraculeusement survécu. Ses carnets, dans lesquels il a consigné pendant plus d'une décennie les distorsions que les nazis faisaient subir à la langue allemande, sont devenus un document incontournable pour saisir ce qu'est le totalitarisme. L'expérience singulière et tragique de cet homme qui a trouvé son salut dans l'étude obsessionnelle de l'idiome nazi est ici le point de départ d'une réflexion sur la situation actuelle du langage. Pour peu qu'on l'écoute vraiment, la langue dit toujours la vérité d'une époque. À travers ses transformations, dans la confusion des sentiments et l'ambiguïté´ des mots, s'imposent certaines idées et représentations qu'on a longtemps qualifiées d'idéologie avant que ce terme ne tombe en disgrâce. Cet ouvrage collectif entreprend de montrer les modalités suivant lesquelles l'idéologie se déploie aujourd'hui, en croisant l'approche linguistique héritée de Klemperer, la tradition critique en sciences sociales qui a su historiquement la conceptualiser, et une problématisation des systèmes techniques qui permet d'analyser l'automatisation du langage. Faire de Klemperer notre contemporain, c'est nous confronter au discours publicitaire et aux algorithmes du web mondialisé en nous armant du principe d'exactitude qui guidait l'écriture de son journal intime. Observer froidement ce que la langue subit, pour avoir une chance de lui rendre sa richesse, sa polysémie et sa force poétique.
Cet essai constitué de 7 textes rassemblés par Thomas Kling en 1997 est à la fois un itinéraire du poème à travers les âges et un itinéraire personnel à travers la propre poétique de Kling. Héritier de l'avant-garde poétique du groupe de Vienne et des performances de Konrad Bayer ou Oswald Wiener, des expérimentations de Reinhard Priessnitz dans les années 70 ou des mouvements punks de Düsseldorf, dans les années 80, Kling remonte dans cet « Itinéraire » un chemin poétique qui serpente entre l'ethnologie, l'étymologie et l'histoire, allant de Hermès Trismégiste au slam contemporain. Kling thématise le lien entre ces mouvements d'avant-gardes et un retour aux traditions orales qui précèdent l'écriture. Il n'est pas qu'un enfant des écoles expérimentales, et rejette d'ailleurs le terme de « poésie expérimentale » : il est l'historien du poème, de Horace à Goethe, de Rabelais à Mallarmé, de la langue aléatoire de Khlebnikov à Fluxus en passant par le dadaïsme. Kling puise aux sources de l'oralité poétique, de l'argot, des dialectes, de l'intégration de matériaux non-littéraires et met au jour une conception cosmopolite du langage. Le poème pour Kling est polyglotte, ouvert à l'altération, la déformation, la saturation, le collage. Le slang, le rotwelsch, les langues populaires sont pour lui des réservoirs, des « matières linguistiques fécondes », des moyens de transgression, à l'inverse d'une langue qui serait close et isolée. Remonter les sources, « prolonger les lignes de tradition poétique », établir une archéologie du langage, telle est la matrice klingienne. Ouvrir le corps de la langue, la soumettre à l'étude, la décomposer pour la reconstruire : la poésie de Kling est un monstre de Frankenstein, une chose hybride et bouleversante qui questionne les origines pour révéler les composantes chimiques du temps présent. En opposition à la « poésie quotidienne sinistre et pensive » et au « revival beatnik », il revendique une posture histrionique héritée de la tradition des comédiens pantomimes de l'antiquité, que l'on retrouve aussi dans le théâtre chinois ou les lectures masquées du poète Hugo Ball dans les années 1920. La poésie ne doit pas pour autant devenir une industrie du divertissement, ni tomber dans l'hermétisme, elle est au contraire « un acte mémoriel » qui traverse l'histoire, et dont Kling nous lance la grenade dégoupillée au visage. Itinéraire est un livre éclairant sur les questions sans cesse renouvelées du fond et de la forme, de l'intégrité du texte, des tensions entre oralité et écriture, et une porte d'entrée remarquable dans l'oeuvre d'une des plus importantes figures de la poésie allemande du dernier demi-siècle.
Cette édition rassemblé l'intégralité des 250 poèmes courts écrits par Hai Zi entre 1983 et 1989. Enfant des campagnes qu'il connaît intimement, la ruralité est un cadre récurrent de ses poèmes. Parfois joueurs, parfois mélancoliques, ses poèmes touchent une veine sensible pour la population chinoise qui a si longtemps dépendu de l'agriculture pour assurer sa survie. Mais il est aussi influencé par la littérature contemporaine, et son oeuvre est hantée par les figures de Van Gogh, Rimbaud, Baudelaire, Kafka... Les poèmes de Hai Zi sont écrits dans un langage direct, immédiat, débarrassé des ornementations, tout en saisissant la résonnance profonde entre l'homme et la nature. Malgré son suicide, lire les poèmes de Haizi nous rappelle paradoxalement les merveilles de l'existence, notre lien à la terre, au sol, au pays et nous emporte dans des paysages lointains et insoupçonnés, au fond de nous-mêmes, entre douceur et clarté.
« Jamais auparavant Alvaro de Campos n'avait poussé si loin cet acharnement contre soi-même, cette rage destructrice à laquelle rien ne résiste, pas même sa dignité d'homme souffrant. Cette histoire est la revanche du poète réel sur le vivant imaginaire, la suprême comédie si l'on veut du comédien, mais comédie jouée jusqu'au bout avec la plus grande virtuosité. Alvaro de Campos a sans doute raté sa vie, mais Pessoa, qui écrit sous son nom, n'a pas raté son oeuvre ». Pierre Hourcade
Un dioptre est une surface qui sépare deux milieux transparents qui ne dévient pas la lumière à la même vitesse. Phénomène optique que Carol Snow applique à la mémoire, à la façon que l'on a d'accéder à ses souvenirs, qui parfois se réfléchissent, parfois se dévient, se défilent. Réflexions, reflets, halos, « ondes arrêtées », Dioptre, dans le prolongement d'Artiste et modèle (Unes, 2019) avec lequel il partage ses références picturales (Bacon, Moore, Cézanne...), est un livre d'images : « imagine te souvenir » dit Carol Snow qui découpe, à la façon de Matisse, des silhouettes dans le vif de la couleur, en suivant une sorte de respiration de la lumière sur la mémoire. Motifs familiers, les collines, le jardin, le ponton, les poèmes captent des images brèves, ponctuelles, parfois superposées, et les maintiennent sur la page en facettes, en éclats qui composent la projection de la vie, comme un temps qui se dépose avec la sensualité de la lumière sur la peau. Poèmes de sensations visuelles, mais également tissés de voix, de phrases ressurgies, de discussions familiales, où affleure l'intimité avec la mère, et l'évocation difficile du père. C'est ce fil, voire ce lien qu'il faut remonter, comme on clarifie une image sous la surface de l'eau. Carol Snow remonte dans ses souvenirs avec une étrange solitude, qui ne semble pas douloureuse, avec une précision du langage qui emprunte à la précision de la position des corps dans la danse, et à la spiritualité asiatique. Une façon de « placer le regard » aussi justement que le corps pour capter la lumière de ces souvenirs troubles, confus, qui se dérobent et dévient les rayons de la conscience, nous perdent dans des illusions d'optique. Précision recueillie, car « l'espace est fait de silence », et qu'elle repousse le désordre, arrange la mémoire comme un jardin, aborde les instants avec délicatesse, puisque on ne franchit pas la surface des événements passés - on ne franchit pas le dioptre - au-delà d'une certaine inclinaison. Remonter le fil malgré une « mémoire blessée », et certains éclats du passé difficiles à percer, à retrouver, résistent, autour de la figure du père. La lumière ne franchit pas toutes les surfaces.
Holocaust est un texte limite qui bouleverse le rapport au poème. Au-delà du poème, c'est également un texte qui fait percevoir comme peu d'autres l'insensé du massacre des juifs durant la seconde guerre mondiale.
Reznikoff s'est appuyé sur les comptes-rendus des procès de Nuremberg et Eichman pour créer son poème. Il utilise le matériau brut des témoignages et presque sans ajouter de mot, il opère par montage, par découpe, sélection, retour à la ligne. Il utilise tout le panel de la construction poétique sans recourir au premier des outils à disposition du poète : l'invention du langage. C'est dans ce procédé que naît cet effet de narration saisissant propre à Holocaust : ce qu'on y lit est implacable, parce que c'est vrai. Vrai est un mot qui ne veut pas dire grand chose, ni en littérature ni encore moins dans la vie. Il y a toujours quelque chose de l'ordre du demi rêve dans la littérature, un espace où le monde et le fantasme se touchent. Pas dans Holocaust. André Markowicz par le choix de l'emploi du passé composé, rend au texte l'oralité de ses sources : les témoignages des centaines de personnes qui ont défilé pour nous transmettre la mémoire de ce moment qui est un trou noir dans le tissu de l'humanité. Quand le passé simple inscrit le poème dans le temps de la littérature, le passé composé vient suspendre la parole entre passé et présent, dans une action encore fraîche, à hauteur d'homme, à hauteur de chacun. Il n'y a pas d'emphase poétique dans ce poème, Reznikoff propose une simple succession de faits. Une répétition : on comprend qu'une grande partie de l'horreur tient à cette répétition insatiable, mécanique, des crimes. Le génie de Reznikoff est de faire naître le bouleversement par une rigueur absolue et dénuée d'affect. C'est soudain le réel insupportable qui nous est révélé, sans possibilité aucune de se détourner.
Parue en 1915 dans le deuxième numéro de la revue Orpheu, l'Ode maritime est la plus importante d'Álvaro de Campos, l'hétéronyme « alter-ego » de Fernando Pessoa.
Texte sublime et furieux, texte de l'imagination flottante, emportée par la vision des bateaux qui entrent et sortent des ports, portée par la mélancolie de ceux qui restent à quai. Poème du rêve et des époques, entre le modernisme des machines et la nostalgie d'un temps où tout était plus grand car on allait plus lentement ; poème de l'âme emportée dans le large, au loin de sa vie, c'est à dire là où l'on ne peut imaginer sa vie. Texte qui gonfle comme une voile, s'enveloppe dans les cris, les cris sauvages et les fantasmes de matelots et d'histoires. Livre des images et d'une liberté régénérée dans l'imagination, dans les mythes des mers naviguées, cris désespérés de violence comme s'il fallait s'extraire de soi-même au couteau. Ode spasmodique et brutale qui nous rejette vers l'enfance, dans le calme soudain et la nostalgie de l'enfance, dans la petite maison de l'enfance, quand on était heureux pour toujours. Et s'éveillant du rêve après le délire, on se retrouve dans l'immédiate acceptation de son existence. Dans nos vies alignées comme des factures, nos vies assises et réglées, seuls sur le port à regarder les navires disparaître.
La traduction que nous donne Thomas Pesle de l'Ode maritime, si fluide de précision et de simplicité, revigore la lecture de ce poème mythique écrit il y a tout juste cent ans.
Plus qu'une autobiographie, ce livre central dans l'oeuvre de Charles Reznikoff est un art poétique. Il y a là une forme de résurgence, ou de permanence de la vie naturelle, une capacité d'émerveillement intacte quoique jamais naïve, presque une innocence dans le regard posé sur la ville. Reznikoff arpente les rues de New York avec le passé en écho, en observateur de cette civilisation nouvelle, effervescente, bâtie sur le souvenir ou le mythe lointain des légendes disparues : aussi bien grecques qu'hébraïques.
Cette superposition de la réalité et de la fable donne son épaisseur au poème, qui transcende la réalité sans pourtant jamais s'écarter du réalisme le plus simple, le plus proche. Car ce sont les êtres les plus familiers qui peuplent ces pages, des concierges, des serveurs, des mendiants, des blanchisseurs, tous ceux qui ont un travail - ou une vie - visible à même la rue. Petites scènes de discordes, de discrètes complicités, une famille modeste revenant de la plage, l'histoire d'une lettre d'amour, une dispute conjugale, un mari ivre, des empoignades dans le métro, des infirmières qui sortent du travail au petit matin : nous lisons la chronique d'une époque de crise économique, de migration, de précarité, d'emplois mal payés, de racisme et de ghettos.
Et dans ce processus tumultueux et naturel se construit l'image d'un pays, avec des hommes venus de Russie, d'Italie, d'Irlande ou de Hongrie, au milieu des voitures, trams, charrettes à bras, des camions et des chevaux, au fond des quincailleries et des épiceries ouvertes la nuit. L'identité est une chose poreuse et souvent éclatée, qui se définit de façon collective, dans la confrontation d'altérités vivant dans le même espace humain.
C'est un livre qui avance vers le passé, et après avoir traversé de son regard d'adulte ce creuset vivant, Reznikoff en vient à se raconter lui-même. L'enfance de quartier en quartier, de Brownsville le ghetto juif, puis Harlem, et enfin Brooklyn à mesure de la modeste ascension sociale des parents. Une croissance dans un univers désordonné, chaotique, coloré, sale et bruyant, fait de solitude, de découvertes, mais aussi de violences antisémites.
Les premières lectures à la bibliothèque publique, les camaraderies houleuses, les persécutions enfantines, les vieux immeubles sombres, la vie des grands-parents en Russie, la sagesse juive et les sermons, les études de droit qui auront un impact si important par la suite, la découverte de l'écriture, de la poésie jusqu'à cette décision d'en faire sa vie. Et soudain on oublie qu'on lit un livre, on finit par voir la vie véritable par les yeux d'un petit enfant juif dans les rues de New-York en 1915, dans une intrication totale des souvenirs et du présent.
Une vie, unique et ordinaire, déracinée sans cesse, qui a trouvé à croître avec des racines mobiles et a fini par trouver sa liberté dans cette mobilité. Livre en forme de vie, livre qui donne ce sentiment étrange de gagner un ami, et d'assister, dans les dernières pages, après tout et non avant tout, à la naissance d'un poète.
Cette édition donne à lire les deux derniers recueils d'Odysseas Elytis, prix Nobel de littérature, dans une version bilingue, Les Élegies d'Oxopétra, publié en 1991, et À l'ouest de la tristesse, paru en 1995 un an avant la mort du poète grec. Elytis y déploie toute la force tellurique du poème, dans une langue incantatoire qui submerge le monde, le révèle dans sa dimension solaire, dans une profusion d'éléments coutumiers chez le poète : les vagues de cette « mer affamée », la lumière de l'été, la terre dure et tout l'entrelacs, toute la confusion des golfes, des archipels et des horizons. S'il est « minuit passé dans toute ma vie » dit Elytis, il ne reste pas moins les dieux, les éblouissements, les êtres aimés roulés dans les vagues, une nuance tragique de l'existence, une légende dans ces élégies qui transfigurent la mort et la souffrance. La lumière recouvre tout en un jeu de réverbération entre les images, et rebondit à la surface des choses - parfums d'herbes brûlées, oliveraies, flèches de clochers, montagnes antiques - pour en révéler la puissance, la clarté, l'odeur et la vitalité. Lumière qui révèle des souches plus sombres aussi, à la fois invoquées et révoquées dans une lutte sauvage, abîmes dissous dans les reflets du soleil sur les vagues, monstres changés en oiseaux. « L'extérieur est un miroir » et la langue ici chargée d'histoire, de citrons et de lauriers va chercher au-dehors le plus vaste et le plus éblouissant ce qui s'agite en soi dedans. Nous voilà plongés dans la trame du destin, plongés en nous-mêmes dans le monde, car « c'est dans le corps que la nature habite » et quelle autre révélation possible que celle de notre mortalité, même solaire, nous qui sommes de passage sur une terre en proie à une tout autre éternité que la nôtre ? Jamais crépuscule n'aura été aussi lumineux que dans ces derniers textes, où Elytis cherche à saisir une jeunesse immortelle, dotée de la durée des siècles, mais aussi fragile et gracile - une enfance, dans un mouvement qui voudrait donner le vertige à la mer elle-même, « tout passe moins le poids de l'âme », oui, et « la Poésie seule est ce qui demeure. »
Ce Journal de Diogène est une réécriture contemporaine de la vie de Diogène le cynique, célèbre figure de l'antiquité qui vivait dans une jarre en marge de la société. Cédric Le Penven s'appuie sur les événements saillants de la vie du philosophe provocateur et virulent, tels que racontés dans Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres par Diogène Laërce au IIIe siècle. Avec sa chienne Arga qui est son seul compagnon, le Diogène d'aujourd'hui vit en surplomb de la ville, près d'un centre commercial en bordure d'autoroute. Dans ce monde de parkings, de baies vitrées et d'agents de sécurité, le clochard affamé se nourrit de poubelles et de sa détestation de ceux qu'il appelle ses « frères humains », dénonce les travers d'un mode de vie vissé à la surconsommation, l'aliénation au travail, les vies à crédit et les antidépresseurs. Si Le Penven n'édulcore rien des outrances de son modèle antique - invectives acerbes, scatologie, cynisme noir -, sa volonté de retour à la nature trouve de puissants échos avec l'urgence écologique contemporaine. Un rapport au monde, au sol, aux étoiles, le plaisir d'entendre la neige crisser sous les pieds, de s'asseoir au bord du fleuve et de regarder « l'eau qui fumait dans l'aube », d'oublier son regard dans la nuit. Il existe tout autour de nous quelque chose de plus vivant que nous et à quoi nous tournons le dos. Diogène se veut loin des hommes sous tous les aspects, alors qu'il n'en est qu'à l'écart, à portée de vue. Il ne peut s'empêcher de les observer, de leur parler, même s'il semble rêver d'une humanité sans hommes, mais à quoi bon ? Et peut-on regarder l'humanité de haut ? Ce sont les rencontres impromptues qui vont l'ouvrir à la tendresse, avec Jésus, un autre mendiant qui vient vers lui le soir de Noël, puis Gatzo le tzigane, avec qui va se nouer une histoire entre amitié et amour. Deux rencontres brèves, dont l'issue douloureuse, si elle ébrèche la haine de Diogène, et lui montre qu'il « a tort » dans sa posture, précipitent sa fin. Les repères sont brouillés et le moraliste finalement est fou. En conclusion de ce livre amer et solitaire, Le Penven opère une transfiguration littérale du cynisme de son clochard philosophe qui se réfugie dans une société de canidés, une meute aussi violente que celle des hommes où voracité et dévoration sont les seules façons de s'approcher et de s'aimer
Bunkers de la seconde guerre mondiale désaffectés sur les plages normandes, statues de l'ère soviétique déboulonnés, monuments coloniaux relégués dans l'oubli ; étranges silhouettes, à la fois familières et distantes. Qui décide du paysage mémoriel, de la représentation de la mémoire collective ? Dans Monuments de silence, Anne Bernou interroge et documente la mouvance de la mémoire et la réappropriation par des artistes contemporains de monuments publics du passé, aujourd'hui désinvestis, oubliés ou détruits. De Jochen Gerz et son travail autour des monuments aux morts à la falsification volontaire de la mémoire de Christian Boltanski, des captations de la falaise des Bouddhas géants de Bâmiyân détruits par les talibans de Pascal Convert aux déclinaisons de bunkers opérées par Raphaël Denis, d'Amina Menia et son utilisation des archives des monuments algériens à la réflexion de Thu Van Tran autour des origines et de l'exil, des statues de l'ex-monde soviétique mises en scène par Emilija Skarnulyte aux installations autour de la fragmentation et de l'oubli de Marianne Mispelaëre, plusieurs générations d'artistes figurent dans cet ouvrage, des plus connus aux plus émergents, chacun se penchant à sa façon sur la question de la mouvance de la mémoire et de l'identité ; préfigurant pour certains d'entre eux les mouvements sociaux qui ont surgi aux États-Unis notamment, avec le mouvement Black Lives Matters. Chacun sonde, détourne et réactive, avec son langage artistique propre, les tragédies du XXe siècle, le passé colonial, les dominations politiques, et les autoritarismes mémoriels dont la trace parfois monumentale s'impose dans l'espace public. Cette diversité des approches par des artistes qui se confrontent au passé européen plutôt que de l'oblitérer, démontre l'infini registre des regards et des compréhensions, reliant la dimension intime à la dimension historique, dans une réactivation de la mémoire collective génératrice de présent réconcilié.
Les éditions Tinto da China (Lisbonne) ont fait paraitre en avril 2016, dans une édition établie par Jerónimo Pizzaro, Les oeuvres complètes d'Alberto Caeiro, à partir des manuscrits de Fernando Pessoa découverts en 1979 et conservés à la Biblioteca Nacional de Portugal. Ce volume présente notamment de nombreuses variantes, notes et corrections que Fernando Pessoa a introduites dans les cahiers dans lesquels il a recopié la toute dernière version du « Gardeur de troupeaux ». 30 ans après leur première traduction de ce poème majeur d'Alberto Caeiro, Jean-Louis Giovannoni et Rémy Hourcade, avec le renfort de Fabienne Vallin, ont entrepris une retraduction intégrale du texte en se basant sur cette dernière édition et les nouveautés qu'elle apporte.
Le gardeur de troupeaux est l'oeuvre majeure d'Alberto Caeiro, le maître naturaliste des hétéronymes inventés par Fernando Pessoa. Berger imaginaire qui mène le troupeau de ses idées, homme sans grande éducation, il n'est pas un intellectuel raffiné. Sa poésie est simple et directe, il est le poète des sens, du monde et de la nature, pas de la pensée. « Je n'ai jamais gardé de troupeau », commence-t-il par nous dire. Caeiro est poète, c'est sa façon à lui d'être seul, ajoute-t-il. Seul dans un monde peuplé d'hommes qui pensent comprendre le monde, qui vivent dans l'illusion de la pensée, des images, du sens caché des choses. Caeiro nous apprend la douce leçon de la simplicité, il nous dit ce que c'est que voir, aimer, lire, marcher. Voir c'est ne pas penser, c'est considérer ce que l'on a devant soi, l'immédiateté de la présence des choses. La sensation immédiate des odeurs de l'été, de la couleur des fleurs de la nature, de la chaleur du soleil. Caeiro nous apprend à regarder le monde tel qu'il est, il nous apprend à désapprendre les images et tout son poème exprime la difficulté de voir le visible. Il nous incite à accepter notre modestie, notre calme ignorance, notre petitesse paradoxale, car on est aussi à la taille de ce que l'on voit. Nous passons et disparaissons, sans trop de bruit, dans la permanence du monde, dont nous devons accepter sans tristesse qu'il n'a pas de sens ; qu'il est, tout simplement, et que nous sommes, sans plus de sens. Caeiro, en nous racontant le vent qui passe sur la colline, le bruit des arbres et des rivières, nous débarrasse de tout mysticisme, nous apprend la proximité de la réalité contre la distance, l'horizon flou des rêves.
Ces trois textes inédits de René Daumal ont paru respectivement dans les troisième, quatrième, puis huitième (et ultime) livraisons d'un éphémère mensuel de 8 pages nommé La Bête noire (1935-1936), imaginé par Marcel Moré, Roger Vitrac, Michel Leiris, Raymond Queneau et Jacques Baron, et qui a compté Antonin Artaud ou encore Le Corbusier parmi ses contributeurs. La revue, à peine née, est l'objet de vives tensions entre plusieurs grandes figures du milieu littéraire, et cristallise les divisions de l'avant-garde, notamment entre les surréalistes et leurs dissidents. Georges Bataille refuse avec véhémence d'y participer, sans parler de l'ombre menaçante d'un André Breton soucieux de préserver son territoire. Dès le deuxième numéro, Leiris et Queneau eux-mêmes souhaitent la disparition de La Bête Noire qu'ils ont conçue comme une forme d'union sacrée ! Daumal rentre pour sa part d'un séjour aux États-Unis, Le Grand Jeu est derrière lui, il retrouve brièvement Paris et ses amis avec ennui, voire une forme de dégoût. Il s'installe à Genève et ces querelles de chapelles sont loin de ses préoccupations. Mais il ressent la décrépitude du milieu poétique et il se fait l'écho rageur, désenchanté de cette fin de cycle à laquelle il semble adresser un « au-revoir ! » cinglant dans ces textes corrosifs et lucides, qui évoquent une société triste, vide, qui a sombré dans le bavardage et qu'il serait urgent de désinfecter. L'esprit moderne, déchu, consume en 1935 ses restes de truquages et de combines, les déceptions vis-à-vis des promesses qu'il n'a pas su tenir finissent de l'anéantir, et l'époque, de passion et d'action, politiquement tendue vers le pire - dans laquelle les intellectuels se démènent, « contre-attaquent » ou pataugent - accélère cette faillite, la leur.